Victoria VESNA
Cette présentation est une tentative pour déplacer le discours concernant les réseaux d'une approche uniquement centrée sur l’Internet pour l'étendre aux relations complexes des réseaux sociaux médiatisés par la technologie. C’est pourquoi je vous montre cette première diapositive d'un schéma touffu des autoroutes à Los Angeles – une image d’un système de transport du XXème siècle qui lance un défi à toute logique. Par rapport à Paris, il ne peut y avoir un espace urbain plus différent. Los Angeles est une ville immense, décentralisée et architecturalement non cohérente, ayant la coutume d’effacer sa propre histoire. Ce que nous avons en commun, que ce soit à Paris ou à Los Angeles, est le fait qu’un nombre croissant d’entre nous tend à étendre son réseau social avec la technologie, et cela au fond même de notre poche. Par exemple, combien de personnes ici-présentes ont un téléphone portable ? Pourriez-vous montrer vos téléphones et les allumer s’il vous plaît ? (deux-tiers du public lève la main et montre un téléphone portable). Si vous recevez des appels sur votre téléphone pendant que je parle, n’hésitez pas à y répondre. Je ne vous en voudrais pas. En fait, je vais peut-être recevoir un appel, plus tard, pendant ma présentation.
Bases Avant de parler d’avantage des systèmes cellulaires de nos réseaux de communications, je voudrais vous présenter mes travaux de ces quelques dernières années. Mes recherches sur les réseaux sociaux en ligne ont commencé avec une œuvre que j’ai commencée en 1996 et terminé en 1999, mais elle est toujours en ligne et en croissance permanente. Aujourd’hui même, quelqu’un a créé un corps.
Le titre de l’œuvre, Bodies© INCorporated est un jeu de mots. " Bodies " est accompagné par le symbole du droit d’auteur et " INCorporated " rappelle l’origine latine, " corpus " tout en renvoyant à l’idée d’une entreprise – les corps sont "incorporés" dans l’Internet et leurs informations sont protégées par le droit d’auteur. Le logo du projet est une tête en bronze avec la marque du droit d’auteur sur son troisième œil, signifiant la contradiction foncière des efforts pour contrôler le débit d’information avec l’idéalisme "New Age" de l’interconnectivité. [1]
En entrant dans le site principal, les participants sont invités à créer leur propre corps et devenir ainsi " membre ". Ils ont le choix parmis douze textures, chacune dotée de significations, lesquelles sont une combinaison de propriétés alchimiques et de stratégies du marketing. Les parties du corps sont féminines, masculines et juvéniles, jambes et bras droits et gauches, le buste et la tête. Les corps sont en images en fil de fer (wire frames), résultats d'un scan tri-dimensionnel, utilisé en imagerie médicale. Il y a aussi douze sons qui sont attribués à chaque corps et qui peuvent également être vus en tant qu’image. Même si ce travail a été achevé en 1999, des corps sont construits pratiquement chaque jour. Je vais rarement sur le site, mais à chaque fois que j’y retourne, je suis surprise par le fait qu’il y a toujours de nouveaux corps qui sont créés. Avec ce projet, est née ma fascination pour des œuvres en mutation et croissance permanentes, sans contrôle de l’artiste. Maintenant, je conçois des projets dotés d’une architecture ouverte et n’ayant pas de fin définitive.
Durant la phase active, entre 1996 et 1999, une grande partie du projet a été développée en réponse aux demandes du public. Le meilleur exemple est " necropolis ", née d’une demande de gens qui ont voulu supprimer les corps qu'ils avaient créés. En réponse à un membre, qui menaçait de me poursuivre en justice s'il ne pouvait pas détruire son " corps ", j’ai construit Necropolis. Il y a différentes méthodes de " mort " qui ont été inspirées par les archives criminelles trouvées sur l’Internet : les membres doivent choisir une méthode, écrire une oraison funèbre, et construire une tombe. Je ne vais pas insister d’avantage sur ce projet, mais juste avant de passer au sujet suivant, je voudrais ajouter que la dernière demande intéressante était celle d’établir une " communauté ". J’ai commencé à faire des recherches sur les communautés en ligne, en me demandant ce que cela signifiait. J’ai compris qu’à cause de mon emploi du temps surchargé, il était difficile, même pour moi, de trouver du temps à consacrer à ces espaces en ligne. Tous mes collègues et mes amis étaient également occupés et ne pouvaient y participer, quel que soit leur degré de fascination pour ce concept. Cette expérience m’a amenée à réfléchir sur le temps, ou plutôt le manque de temps, dû à la technologie qui était justement conçue pour nous en faire gagner. J’étais aussi intéressée par la mise en œuvre d’autres moyens de visualiser les corps en ligne et j'ai commencé à explorer des idées de réseau au-delà de l’Internet. C’est là que j'ai commencé à être fascinée par les structures de tenségrité employées par le sculpteur Kenneth Snelson, l’architecte Buckminster Fuller et développées en relation avec le corps humain par Donald Ingber. [2] Je me demandais si ces mêmes systèmes pouvaient être utilisés pour concevoir des espaces d’information et j’ai découvert, dans mes recherches sur le Web, un programmeur nommé Gerald de Jong qui travaillait exactement sur cette idée. Invitée à créer une œuvre in situ dans une mine en Allemagne, j’ai décidé d’explorer avec Gerald quelques-unes de ces idées. Nous avons commencé à travailler à distance et nous ne nous sommes rencontré qu’au vernissage de l’exposition, ce qui a été pour moi une façon totalement nouvelle de collaborer. L’œuvre qui en a résulté était Datamining Bodies. Ce travail était pour un lieu spécifique et le premier à explorer les moyens de représentation du corps humain en ligne en tant qu’une géométrie énergétique et que personnage généré par une base de données vivante. [3]
n0time : construire une communauté de personnes qui n’ont pas de temps Toujours en pensant aux réseaux, aux communautés en ligne et à nos relations avec le temps et la technologie, j’ai continué à développer un concept qui pourrait impliquer le public activement dans un mode temporel différent, selon que les personnes sont dans un espace physique ou informationnel. Quoique fermement convaincue qu’il n’y a pas de séparation entre l'espace virtuel et l'espace physique, je reconnais également que chacun de ces espaces crée une expérience temporelle très différente, et j’ai fini par croire que le temps n’existe pas. Il y a seulement des changements constants. Le temps construit dans lequel nous vivons ne fonctionne pas très bien pour nous jusque-là, comme nous pouvons le constater par le nombre de personnes stressées, dont vous et moi ne sommes pas exclus. Nous nous sommes trop éloignés des mesures du temps biologiques/analogiques en faveur des nanosecondes, et sommes dépassés par l’information générée à une vitesse très supérieure à celle de notre capacité à l’absorber. Maintenant que nos corps sont réduits à d’énormes paquets de données, nous entrons dans une époque complètement différente et avons besoin de commencer la révolution contre le temps industriel/produit/productif. La question est ouverte quant à savoir si les technologies numériques peuvent nous aider à résoudre quelques-uns de ces mystères. Le projet qui a porté sur ces thématiques est n0time (Construire une communauté de personnes qui n’ont pas de temps). L’installation physique fut à nouveau une collaboration avec Gerald, et aussi avec David Beaudry et le sculpteur Tim Quinn. Encore une fois, dans le concret virtuel, j’ai constaté que l’œuvre physique fonctionnait bien, mais je n’étais pas satisfaite de l’aspect de la version en ligne. Finalement, elle a été réduite à un simple économiseur d'écran (screensaver) qui évolue pendant que les gens sont hors de leur bureau. Le corps informationnel évolue en secondes, minutes, heures, mois et années, et explose à chaque incrément de 1000 unités en raison d’excès d’information. Ceci est alors envoyé à toute la communauté de n0time. Le fait de ne pas avoir du temps est traduit en n(espace) temps zéro.
Trans-Action Cellulaire J’ai commencé à faire des présentations de n0time en demandant au public de garder les téléphones portables allumés, comme je l'ai fait ici, au début de cette présentation. Après avoir conduit cette expérimentation avec le public de SIGGRAPH et celui de l'American Film Institute (AFI) en août dernier, j’ai créé ma première installation à l'Edith Russ Media Haus à Oldenburg. J’ai développé très rapidement une œuvre en réponse au 11 Septembre, le jour même où je suis arrivée en Allemagne, et mon intérêt s’est porté vers l’importance de la voix humaine et l’émotion, le langage et l’influence de la proximité géographique. J’ai demandé au public de parler entre eux à propos de la tragédie de New York et j’ai finalement été complètement mise à l'écart de la conversation. Je considère la performance comme un succès si je parviens à devenir invisible et peux partir du podium. (Le portable de Roy Ascott sonne et il me le tend. C’est Andreas Broekmann qui a dû partir plus tôt et voulait suivre la présentation. J’essaie de continuer la présentation tout en parlant à Andreas en même temps, mais finis par lui dire que je dois raccrocher. Le timing de son appel était étrange. Il m’a appelée juste au moment où je parlais des réseaux cellulaires ! Beaucoup de gens ont dû penser que c’était un coup monté, mais cela n'en était pas un. J’essaie de continuer la présentation tout en parlant à Andreas, mais je dois m’excuser et raccrocher). J’ai poursuivi le projet à Los Angeles en demandant à des personnes de différentes origines de laisser un message sur cet événement tragique dans leur langue maternelle. J’ai récemment présenté cette œuvre à San Francisco dans un espace alternatif appelé le Lab. Des numéros de téléphones ont été recueillis et distribués aléatoirement au public, en leur demandant de s’appeler entre eux. Rien ne marcha avec la technologie : une coupure de courant survint et quand tout le monde s’est mis à utiliser le téléphone, le système satellite satura. Après la performance, je me suis retrouvée avec une liste de numéros de téléphone des participants et j’ai décidé de prolonger la conférence en appelant ces numéros pour créer une connexion directe avec eux. Quelques personnes ont pensé que la coupure de courant électrique et le blocage des portables avaient été programmés pour la performance ! Je trouve que les portables sont intéressants pour plusieurs raisons : la première étant qu’ils provoquent une véritable décentralisation de nos réseaux de communications et ont un effet profond sur notre interaction sociale – les espaces publics et privés se confondent véritablement. Mais je suis fascinée avant tout par le fait que l’infrastructure technologique des téléphones portables est basée sur la division de nos villes en hexagones – la forme que l'on retrouve à multiples reprises dans la nature - des ruches d’abeilles aux molécules. Ce n’est bien sûr pas dû à une préférence philosophique mais simplement parce que c’est le système le plus efficace. [5]
zero@wavefunction: les nano rêves et cauchemars Les hexagones m’ont captivée quand j’étudiais les structures de Buckminster Fuller, ce qui m’a par la suite menée à l’histoire de la découverte de la molécule carbon c60, qui a été nommée buckminsterfullerene. L’exploration des questions sur le temps, en relation avec les réseaux humains et nos corps en tant que réseaux élaborés, a naturellement orienté mon intérêt vers le niveau moléculaire. Le travail sur la tenségrité m’a amenée à réfléchir davantage sur la notion de motifs émergeants de la nature – quel que soit le niveau d'aliénation que nous pouvons atteindre, nous produisons des motifs qui reflètent le monde naturel. Mon travail s’est concentré sur la création de ces liens à longue portée entre les structures sociales que nous construisons inconsciemment et celles qui sont foncièrement les éléments constituant la nature. Mon but à long terme consiste à rendre visible les traces invisibles de notre connectivité et du reflet de la nature. Les questions émanant d'un tel projet sont profondément philosophiques et stimulantes, car elles nous obligent à revoir notre monde et à réaliser des changements significatifs de notre conscience. Cette œuvre est le résultat d’un dialogue et d’un travail continus avec le célèbre nano-scientifique Jim Gimzewski [6]. Nous étions tous deux intéressés à poser des questions plus profondes, philosophiques, peu importe combien elles pouvaient être difficiles et inconfortables. Et nous sommes tombés d’accord sur la nécessité de créer quelque chose émergeant entre l’art et la science – c’est cette nouvelle, troisième culture que nous recherchons ensemble. Quand nous avons commencé à échanger des idées, j’ai pensé qu’il serait important d’ouvrir le laboratoire de Jim au public et il a tout de suite réagi et a compris le raisonement. Nous avons donc installé une série de caméras vidéo – une pointée vers son STM (scanning tunneling microscope), une regardant les molécules que les chercheurs observent et manipulent ; une dirigée vers l’extérieur de la fenêtre du bureau de Jim et une autre dans le couloir qui relie les deux laboratoires où il travaille. En plus, nous envisageons installer d’autres caméras dans le site du futur California NanoSystems Institute (CNSI) à UCLA (University of California at Los Angeles) et UCSB (University of California at Santa Barbara). Toutes ces caméras transmettent leurs images en temps réel sur l’Internet, laissant ainsi à quiconque, de n’importe quel endroit, l’accés libre à ce domaine privilégié, souvent mystifié et mal-compris. En effet, la nano-science est dans une étape préliminaire de recherche et une grande partie du travail consiste en des recherches, quotidiennes et inlassables, de données, en essayant différentes possibilités.
Avec zerowave, j’ai voulu augmenter l’échelle de grandeur et donc projeter les molécules sur un plan monumental, afin de rendre accessible et moins intimidante l’idée de la manipulation des composants de la nature. Malgré mon accès facile aux éléments visuels et aux données, j’ai décidé qu’il serait beaucoup plus efficace de travailler métaphoriquement, tout en exploitant les comportements réels des " buckyballs ". Jim a travaillé étroitement avec Josh Nimoy, récemment diplômé de notre département et qui est un véritable artiste de la programmation, pour expliquer les comportements des molécules qu’il traitait. La projection a pour but de permettre au public d'établir une relation avec ce qu'est le fait de travailler à l’échelle moléculaire, à partir d’un point de vue humain. Nos ombres font déplacer les molécules et manipulent leurs formes… Nous pouvons influencer le comportement à distance, avec une ombre immatérielle de notre corps physique. L’étape suivante est de nous immerger dans les rêves et les cauchemars que nous projetons sur cette science émergeante.
Je crois que nous vivons un temps passionant qui est rempli de danger et d’urgence. Je trouve que c’est un temps particulièrement stimulant pour les artistes qui travaillent avec des technologies nouvelles, et qui se confrontent aux questions sociales et culturelles provoquées justement par ces extraordinaires innovations de la science. Nous avons toujours joué un rôle dans l'introduction d'idées nouvelles au grand public et contribué à l’évolution des perceptions admises de notre réalité collective. Avec tant de changements importants de paradigme, introduits par les innovations scientifiques à une telle vitesse, il est plus important que jamais pour les artistes d’envisager les possibilités, de poser des questions difficiles et d’aider à comprendre les significations profondes de ces innovations. Traduit par Dominick Chen
Références 1 - http://bodiesinc.ucla.edu/ 2 - Ingber, Donald, 1998. "Architecture of Life". Scientific American. Jannuary. 3 - http://notime.arts.ucla.edu/mining 4 - http://notime.arts.ucla.edu/ 5 - http://notime.arts.ucla.edu/cellular 6 - http://www.chem.ucla.edu/dept/Faculty/gimzewski/ 7 - http://notime.arts.ucla.edu/zerowave
Bibliographie APPLEWHITE, E.J. ed. 1979. Synergetics 2, Further Explanations in the Geometry of Thinking, Macmillan APPLEWHITE, E.J. ed. 1986. Synergetics Dictionary: The Mind of Buckminster Fuller. 4 volumes. New York & London: Garland. APPLEWHITE, E.J. 1995. "The Naming of the Buckminsterfullerene." The Chemical Intelligencer. 1/3. July. AVENI, A. 1990. Empires of Time: Calendars, Clocks, and Cultures. New York: Basic Books. CAPRA, F. 1996. The Web of Life: A New Scientific Understanding of Living Systems. New York: Anchor, Doubleday GEAKE, E. 1991. "Unexpected twist for tubular carbon." New Scientist. November 16. JONES, S. J (ed.) 1997. Virtual Culture. Identity & Communication in Cybersociety. London: Sage Publications. LOVELOCK, J. 1979. Gaia. New York: Oxford University Press. VESNA, V. 1997. Ars Electronica. Actes, Fleshfactor: InformationsmaschineMensch, pg. 168-180. Vienne: Springer (Anglais, Allemand). VESNA. V. 1999. "Fear of Deletion and the Eternal Trace". In Terminals. Ed. SAMARAS, C. et VESNA, V. Oakland: Intercampus Arts. WELLS, H.G. 1895. Ré-édition 1957. The Time Machine. New York: Ace Books. WELLS, H. G. 1938. World Brain. Freeport, NY: Books for Libraries Press.
© Victoria Vesna & Leonardo/Olats, février 2003 |